25 – LA SOURICIÈRE
Fandor réfléchissait. Il avait vainement sonné à la porte de Juve... le policier n’était pas chez lui...
— Que diable peut-il faire ? Que diable est-il devenu ? Plus que jamais j’aurais eu besoin de ses conseils. Plus que jamais j’aurais été heureux d’un encouragement de sa part ! Peut-être m’aurait-il déconseillé la tentative que je vais risquer ? Peut-être aurait-il voulu m’accompagner ?... Vrai ! Juve a eu une mauvaise idée de disparaître ainsi ! Voici longtemps que je n’ai pas de ses nouvelles... si je n’étais certain que son absence ait une signification, car Juve ne fait rien au hasard, j’avoue que je serais follement inquiet...
Le jeune homme venait de regarder sa montre – quatre heures – il avait le temps, n’était pas pressé. Au surplus, mieux valait réfléchir encore à l’acte important, décisif à ses yeux, qu’il allait accomplir : un bon quart d’heure de marche n’était pas superflu.
Jérôme Fandor, donc, avançait en revoyant le passé proche.
Il était arrivé place de la Trinité et à peine avait-il débouché de la Chaussée-d’Antin que ses yeux instinctivement se dirigèrent vers le vaste immeuble qui faisait le coin de la rue de Clichy.
Il apercevait en face de lui les hautes fenêtres de l’appartement habité par Nanteuil. Au rez-de-chaussée donnant à la fois sur la rue et sur le square, se trouvaient les bureaux.
— C’est égal, pensait Jérôme Fandor, je m’en vais faire une démarche pas ordinaire. Si j’ai bien jugé ces banquiers, ce sont des gens pondérés, calmes, froids, nullement susceptibles d’imagination. Il va falloir être éloquent pour les convaincre de m’écouter et de m’obéir. Nous sommes évidemment en plein roman et j’ai peur d’être trop 1830 pour ces hommes dont la mentalité d’affaires précède celles de leurs contemporains les plus avancés du XXe siècle. Vont-ils me flanquer à la porte comme un intrigant ou comme un fou ?... Non, ce n’est pas possible, je ne me laisserai pas faire. Ah ! ils me devront une fière chandelle, si par bonheur…
Assis tous deux derrière leur bureau-ministre comme des juges derrière un tribunal, MM. Barbey-Nanteuil, dans leur vaste cabinet de réception que séparaient du reste du monde de nombreuses portes capitonnées, venaient de dire à Jérôme Fandor, debout en face d’eux, au milieu de la pièce :
— Nous vous écoutons, monsieur ?
Jérôme Fandor s’était, avec une certaine solennité, fait annoncer, demandant à parler aux banquiers, à eux seuls, assurant qu’il pouvait attendre si ces messieurs étaient occupés.
On l’avait introduit, selon l’habitude de la maison, dans un salon, puis dans un autre, puis dans un troisième, puis dans le cabinet des deux associés où il était demeuré quelques instants tout seul.
Jérôme Fandor se rappelait, quelques semaines auparavant, être venu dans ces mêmes locaux somptueux pour interviewer M. Barbey. L’entretien avait été interrompu par l’entrée désordonnée de Nanteuil porteur de l’inimaginable nouvelle du vol de la rue du Quatre-Septembre.
Jérôme Fandor avait revu les mêmes tentures, les mêmes tapis, les mêmes fauteuils de velours, avec leur rigidité froide, leur allure classique...
À un moment donné, Barbey, grave, et Nanteuil, élégant, la rose à la boutonnière, étaient entrés dans leur cabinet, l’un suivant l’autre et le visage compassé, ne montrant aucune surprise, habitués qu’ils étaient à recevoir les visites les plus diverses, car tout banquier est une sorte de confesseur. Ils avaient simplement, avec politesse mais sans cordialité, sollicité du jeune homme des explications.
Jérôme Fandor, quelle que fût son habitude des hommes et l’audace qu’il tenait de l’exercice de sa profession, fut un instant intimidé par le calme et la simplicité de ces gens, auxquels il venait dire des choses si étranges, faire une proposition si imprévue.
Il pataugea d’abord dans des excuses compliquées, s’en voulant de déranger les banquiers à l’heure de leur courrier.
Puis, soudain, repris par l’anxiété qui l’étreignait, ne pouvant plus contenir son émotion et convaincu que, par son ardeur à s’exprimer, il persuaderait à son tour ses auditeurs, il entra brusquement dans le vif du sujet.
— Messieurs, déclara-t-il, vous êtes mêlés, plus que vous ne sauriez vous l’imaginer, aux mystérieuses affaires dont la police cherche en ce moment la solution sans parvenir à la découvrir. Moi-même, par le hasard des circonstances et la nécessité de ma profession, j’ai été amené à poursuivre, concurremment avec la Sûreté, une enquête qui semblait aboutir précisément à des résultats probants et m’a fait découvrir certains indices de la plus haute gravité. J’ai su, trop tard malheureusement pour éviter les drames qui se sont produits, que certaines personnes étaient désignées comme victimes aux mystérieux bandits qui sévissent dans un milieu parisien dont vous êtes : Mme de Vibray, la princesse Sonia, étaient condamnées à l’avance. Le vol commis à votre préjudice était prémédité, mais j’irai droit au but : messieurs, vous êtes vous-mêmes condamnés et cela dans un délai qui ne doit pas excéder trois jours... Me croyez-vous ?
Jérôme Fandor, dans le feu du monologue, s’était rapproché.
Il était arrivé, avançant peu à peu, jusqu’auprès des deux hommes, le vaste bureau-ministre en acajou seul le séparait d’eux.
MM. Barbey-Nanteuil avaient écouté avec une froide attention, qu’on pouvait prendre pour de la simple politesse, les paroles du reporter. Toutefois un petit tressaillement des lèvres de M. Barbey tendait à prouver que le banquier n’entendait pas avec une indifférence absolue les propos du journaliste.
Fandor, qui remarqua cette attitude, s’enhardit.
Après tout, il reprenait confiance et sans s’en faire accroire, Jérôme Fandor pouvait se dire qu’il jouissait dans la presse d’une réputation assez honorablement établie de perspicacité et de sérieux pour que l’on pût attacher un certain crédit à ses affirmations.
M. Nanteuil, d’un ton légèrement narquois, mais qu’il voulait aussi correct que possible, répondit à Fandor :
— Nous vous sommes fort obligés, monsieur, de la sympathie que vous nous témoignez en venant nous mettre au courant des sinistres projets qu’auraient à notre égard le ou les assassins mystérieux aux trousses desquels s’acharne la police. Soyez assuré, en tout cas, que dans une maison comme la nôtre où vont et viennent beaucoup de gens, parfois suspects, où se trouvent, certaines veilles d’échéances, de grosses sommes accumulées, nous avons l’habitude de prendre nos précautions. Nous ne vous sommes pas moins reconnaissants...
— Il ne s’agit pas de reconnaissance, interrompit vivement Jérôme Fandor, pas plus que vous ne devez vous fier aux gardiens plus ou moins honnêtes, aux serrures plus ou moins robustes sur lesquels vous comptez pour garantir votre sécurité. Nous avons affaire, et je dis « nous », car il me semble que je suis mêlé de plus en plus personnellement à tous ces drames, nous avons affaire à forte partie. Croyez-en mon expérience de reporter qui, depuis cinq années de métier, voit un crime par jour. Jusqu’à présent, rien, entendez-vous, absolument rien, n’a entravé les criminels dans l’exécution de leurs projets. Seul le fait d’être prévenu de leur future apparition peut être un élément qui permettrait de s’en défendre et sans doute d’en triompher !
— Mais, interrompit à son tour M. Barbey, dont la physionomie se faisait de plus en plus grave, mais où voulez-vous en venir ?
Jérôme Fandor sentit que l’instant décisif était arrivé.
Prenant un temps, comme au théâtre, affermissant sa voix, s’efforçant de trouver dans son esprit les paroles suprêmes qui persuadent, il murmura tout bas, penché par-dessus le bureau, touchant presque de son visage le visage des deux hommes :
— Messieurs, j’ai demandé à La Capitale trois jours de congé. J’ai apporté le petit sac de voyage que voici. Voulez-vous m’offrir l’hospitalité pendant quarante-huit heures ? Je sais que vous, monsieur Nanteuil, vous habitez au-dessus de vos bureaux, tandis que M. Barbey rentre chaque soir, n’est-ce pas, à sa propriété de Saint-Germain ? Eh bien, cédez-moi votre chambre, je tiens par-dessus tout à ne pas quitter les lieux une seconde.
À sa grande surprise, les deux banquiers ne parurent pas très surpris...
— Monsieur Fandor, dit Nanteuil, vos derniers propos sont trop graves pour que nous ne puissions y prêter attention. Votre offre est trop généreuse pour que nous ne la prenions pas en considération. Veuillez nous permettre de nous retirer quelques instants, nous allons nous consulter, mon associé et moi...
Depuis dix minutes environ, Fandor arpentait de long en large le somptueux cabinet de réception des Barbey-Nanteuil et se demandait ce qu’il allait advenir de leur entretien, lorsque l’une des portes capitonnées qui donnait dans la pièce, tourna silencieusement sur ses gonds.
Barbey entra, plus solennel, plus grave que jamais ; Nanteuil avait les yeux souriants, la face épanouie.
— Monsieur, fit Barbey, en s’adressant au journaliste, mon associé et moi, après en avoir discuté, considérant la gravité exceptionnelle de la situation, nous vous demandons de bien vouloir vous considérer, dès à présent, comme notre hôte et de prendre notre maison pour la vôtre.
Jérôme Fandor, interloqué par la solennité du banquier, se demandait sur quel ton il fallait répondre s’il convenait d’adapter l’attitude protocolaire, mais un peu prudhommesque de M. Barbey, lorsque Nanteuil déclara :
— Il est bien entendu que vous dînez ce soir avec nous ! M. Barbey sera aussi des nôtres et passera la nuit en notre compagnie... et vous pouvez compter que nous boirons une bonne bouteille de Bourgogne pour attendre avec patience et sérénité la venue des audacieux personnages que vous nous annoncez. Cher monsieur Fandor, voici des journaux illustrés avec de joyeux dessins de petites femmes qui vous feront prendre patience pendant que nous allons rapidement signer notre courrier...